Être et Non-être

Quand on est dans le faire et refaire, on est dans l'histoire en tant qu'acteur et co-acteur et non en tant qu'historien.
La vie prend un sens, comme une praxis de la liberté, action et réflexion se succèdent sans cesse l'une à l'autre, se pénètrent même et se confondent.

Dans un squat, le faire est roi, il faut repérer le lieu, il faut rentrer, inspecter, prendre des renseignements au cadastre, se réunir, se concerter, l'occuper, le nettoyer, réparer, installer où dormir, où travailler, où faire la cuisine, manger ; il faut remettre l'eau, l'électricité, il faut se coltiner propriétaire, huissier, vigile, police, voisinage ; il faut créer, produire, installer, informer, distribuer des flyers, accueillir les gens, trouver un avocat, aller aux tribunaux, se supporter, s'aimer et se détester, partager illusions, détresses, enthousiasmes, déprimes, délires, tout ça et encore d'autres choses. Il le faut, parce qu'ils sont là, faire où faire face, là où la distance entre dire et faire est minime.

L'action l'emporte sur la réflexion. Prendre de la distance pour penser ou comprendre les rouages, les motivations profondes qui nous dominent, c'est une preuve de force, de volonté, c'est une épreuve de l'esprit.
Dans ces lieux, dans ces expériences, la distance entre les personnes est réduite. Nous collons presque les uns aux autres. Dans ces lieux nous faisons tout tous et en même temps. Certes nous ne faisons pas tous la même chose, mais les mêmes choses nous traversent tous.

J'ai inventé le verbe ARTER pour nommer cette expérience particulière qui a transformé mes rapports aux autres et mon rapport avec l'art ; arter, le verbe, l'action qui s'insurge puis dissout la matière, les choses et les mots, l'espace et le temps ; arter, c'est le verbe qui traduit le mieux le passage d'une marginalité passive à une marginalité active, où l'action dans l'affirmation de soi se soulève contre le ressentiment et mène avec lui un combat impitoyable.

Le besoin et le désir sont fortement liés dans cette expérience. Ils se battent aussi entre eux sans succomber l'un à l'autre, d'où la force de cette marginalité qui prend ses distances en se révoltant contre les forces et les structures du statu quo social.
Résistance alternative, composition décomposition, intégration désintégration, compromis non compromis, autant de couples de forces qui se confrontent sans cesse à l'intérieur de ces tripes appelées squats.

Les squats sont au cœur d'une société dont le modèle par excellence est le capitalisme rationaliste technoscientocratique mercantiliste, en quête du profit à outrance concentrationniste hiérarchisé, monté sur le principe de l'exploitation de la nature par l'homme et de l'homme par lui-même, modèle qui a su s'approprier et faire de l'individualisme le combustible par excellence de son immense machine à réduire l'humain à l'action de produire et de consommer à l'infini.

Les artistes du vingtième siècle témoignent de la capacité de fagocitation du système : il a su prendre leur âme comme Barbe Bleue dans ses miroirs alchimiques, les extraire de leur processus d'individuation, s'approprier leurs objets subliminaux (objets d'art), rendant leurs corps à l'état de machine célibataire, solitaire et massifié à la fois – culture de masse, culte capitaliste – le capitalisme est la première religion qui s'impose au monde sans idée de dieu.

Dieu et le communisme sont morts, vive le capitalisme, crie le peuple.
Dans cette société où les extrêmes se rejoignent, le lumpen prolétariat et les milliardaires obéissent aux lois de la mafia, où s'exaltent les sentiments de toute puissance et de parricide, où les lois sont bafouées, où l'argent et la merde sont reines.

Le mouvement des squats a su relever de ses cendres une vraie culture populaire qui n'a cessé d'être écrasée et piétinée par la société bourgeoise et capitaliste. Cette forme de marginalité, en quête d'identité, d'individuation, de connaissance et de reconnaissance de soi a vu renaître le jeune dieu Dionysos, dieu de la vie et de la vigne, dieu de la fête et des arts, dieu de la renaissance, de la régénérescence, de la transmutation de toutes les valeurs.

Luis Pasina