Postulat

Le texte qui suit s'étaye sur des expériences personnelles et collectives concertées, qui comprennent et dépassent en même temps le domaine de l'artistique, et prennent racine sur de multiples autres expériences artistiques qui se sont développées au long de ce dernier siècle, au sujet desquelles Paul Ardenne fait une description et une analyse pertinente dans son livre intitulé «un art contextuel». Depuis vingt-cinq ans, mon expérience a été liée d'une façon très significative à celle des squats artistiques, qui ont été pour moi des terrains et des phénomènes sociaux fondamentaux pour mes recherches et expérimentations dans le domaine de l'action artistique. Je tiens à signaler que ma pratique de l'art est indissociable d'une quête d'individuation-collectivisation, intimement liée à une quête de vérité visée par l'esprit, où mon désir fait de la réalité son objet fondamental d'investissement. Cet investissement a un sens, celui de l'accomplissement de l'homme, édifice dont les fondations se trouvent dans l'étique humaniste. Si l'hominisation était un métier, ça serait le mien, et l'art en serait un des outils.
Le texte qui suit est adressé à tous les artistes et amateurs d'art, en tant qu'apport conceptuel, destiné à générer un mouvement basé sur des postulats théoriques dirigeant action et implication dans la réalité conjoncturelle actuelle. Dans cette notion de postulat, il y a la notion d'hypothèse. Celle-ci a besoin de l'expérimentation, qui vient renouveler sans cesse le concept théorique, pour que réalité et théorie s'accordent, et génèrent et régénèrent du vrai.

PREMIER POSTULAT : l'art comme une praxis (action-réflexion) qui s'inscrit dans la réalité du monde.


"La réalité n'est pas faite que d'immédiat.
La réalité n'est pas lisible de toute évidence dans les faits.
Les idées et théories ne reflètent pas mais traduisent la réalité, d'une façon qui peut être erronée.
Notre réalité n'est autre que notre idée de réalité.
La réalité relève, elle aussi, du pari."
Edgar Morrin


Praxis de l'art, praxis de la liberté créative destinée à transformer les individus qui la pratiquent, leur relation à soi et au monde et la réalité contextuelle où ils agissent. Tout ça dans un rapport de transformateur transformé, de guide guidé, où les œuvres, les attitudes, les objets d'art, jouent un rôle de medium, d'interface dans la relation entre individus, ainsi qu'entre imaginaire et réel, mythe et réalité. Au travers de cette praxis, l'esprit s'incarne dans la matière, pour se rendre visible d'une part, pour nous en révéler les qualités d'autre part.


DEUXIEME POSTULAT : l'art comme une praxis révolutionnaire-conservatrice.


Ces deux finalités apparemment antagonistes sont inéluctablement liées l'une à l'autre. La notion de conserver est reliée à la notion de résistance, fortement signifiante dans l'exemple d'aujourd'hui, où les diversités culturelles et naturelles sont dégradées par des processus d'uniformisation et de destruction, où les acquis civilisationnels sont mis en péril par le retour de toutes formes de barbarie. C'est justement là où les forces conservatrices doivent intervenir pour protéger et sauvegarder ces diversités. Quant à l'objectif révolutionnaire, ce mot que nous devons réhabiliter, réhonorer, tant souillé de barbarie au point de se confondre avec réactionnaire, l'objectif révolutionnaire, donc, reste le changement des relations humaines, des relations de soi à soi, de soi à autrui, jusqu'aux relations entre nations et états, entre l'Homme et la société, l'Homme et la connaissance, l'Homme et la nature (comme le signale pertinemment Edgar Morin). Dans cet objectif révolutionnaire, il y a à changer les œuvres et la pratique de l'art, sans pour autant détruire les œuvres et les pratiques d'art du passé, révolutionnaires en leur temps. L'art révolutionnaire s'insurge contre les formes investies par le contenu réactionnaire, contre le ressentiment, contre les tendances régressives violentes et destructrices. Sa force est active, réparatrice et génératrice d'espace, de formes et de relations nouvelles.


TROISIEME POSTULAT : Tout en étant transcendantal


Tout en étant transcendantal, l'art est unes des composantes de la dimension ontologique. "Tout homme est un artiste". Mais il n'est pas que cela ; l'homme est constitué de multiples qualités fonctionnelles qui se concatènent et se manifestent autant sur le plan personnel que social. C'est en abordant cette complexité dans son ensemble que nous arriverons le mieux à saisir l'homme et le monde dans sa totalité, pour éviter de sombrer dans l'unilatéralisme et l'uniformisme. Dans le schéma qui suit, nous situons l'art comme une fonction inscrite dans la circonférence qui entoure le vide central, seuil du "je" ontologique, là où seul le divin a droit de siéger, en d'autres termes, là où l'unité s'accomplit dans la diversité. Quand une des fonctions périphériques s'hypertrophie, devient "égocentrique", se saisit du vide central (comme le fait aujourd'hui l'économicisme), l'équilibre harmonique est rompu, mettant en péril la vie et sa destinée sur notre petite planète. En résultent aliénation et idolâtrie vis-à-vis d'un modèle réifié, érigé en grande idole maître du monde.


QUATRIEME POSTULAT: L'art est langage.


Art…artiste…artistique…artistiquement... Et arter, le verbe, s'éveille, éclaire les ténèbres comme un rayon de création. Initiateur du mystère dionysiaque, il le dévoile pour devenir lumière apollonienne, oracle : connais-toi toi-même. Il éveille la conscience de soi, ouvre les portes du mental au spiritus, au logos, à la conscience universelle).

La conscience malheureuse séparée de son enracinement naturel primitif échoue dans sa quête de certitude d'elle-même, dans la jouissance des choses sensibles, et dans leur destruction. Elle comprend qu'il est vain de chercher la vérité, sa vérité, dans les choses (d'après Hegel). Alors elle découvre une autre conscience, qui peut l'aimer et la haïr, la haïr et l'aimer. Cette autre conscience, à elle seule, pourra la reconnaître et fonder objectivement cette certitude subjective. « Le désir de l'homme trouve son sens dans le désir de l'autre » (Lacan). Reconnaître, être reconnu par autrui, se reconnaître dans le discours de l'autre, là où tout est langage, là où la question d'être ou ne pas être prend tout son sens. Cette conscience de soi deviendra conscience en soi dans la reconnaissance de l'" Autre absolu ". Il n'y a pas d'art sans reconnaissance, mais on n'accède pas à cette reconnaissance sans la reconnaissance de l'" Autre absolu ", celle qui vise au-delà de ce qu'on pourrait connaître, celle qui se situe au-delà du commun. C'est là où l'artiste rejoint le philosophe dans sa quête d'absolu.

Arter, le verbe, trouvera son sujet dans la complétude de son objet de désir, dans la complétude de son complément d'objet direct, le langage (pictural, sculptural, lyrique, poétique…). —« J'arte le langage »— Tout homme est un artiste qui souvent s'ignore. La praxis de l'art menée par l'artiste averti tend à éveiller cet artiste qui sommeille chez l'autre.

Au salon dans son coin obscur
De son propriétaire peut-être oubliée
Silencieuse et couverte de poussière
Se trouvait la harpe.
Combien de notes dormaient en elle
Comme l'oiseau dort sur la branche
Dans l'espoir qu'une main de soie
Sache l'en arracher ?
Ah ! Pensai-je, combien de fois le génie
Ainsi sommeille au fond de l'âme
Attendant une voix
Qui comme à Lazare lui dise :
« Lève-toi et marche. »


Ruben Dario
Del salon en su ángulo obscuro
De su Dueño talvez olvidada
Silenciosa y cubierta de polvo
Veíace el harpa.
Quantas notas dormían en ella
Como el pájaro duerme en la rama
Esperando una mano de seda
Que sepa arrancarlas
¡ Ay! Pense, quantas veces el genio
Asi duerme en el fondo del alma
Esperando una voz que le diga
Como a Lázaro : levántate y anda

CINQUIEME POSTULAT: l'art de l'art, le symbolique.


Le symbolique a comme fonction l'assomption du sujet à son rang de médiateur, celui qui peut nommer les choses. En sachant que c'est la mort des choses qui permet chez le sujet l'éternisation de son désir. Le sujet n'est que sujet du langage, hors du langage le sujet n'existe pas.

Le sujet humain s'insère dans cet ordre symbolique pré-établi (Lévi-Strauss) qui donne de l'unité à l'espèce humaine autant que son code génétique. L'élément fondateur de cet ordre est la loi.

L'art de l'art a comme fonction de régénérer l'imagination en libérant le sujet de l'emprise de l'imaginaire — l'imaginaire conçu comme une relation duelle identificatoire, où le sujet aliéné s'identifie à la chose. L'imaginaire hypertrophié intussusceptionne la dimension réelle et symbolique du langage. Le moi illusoire, enflé par l'imaginaire, dissout le sujet. C'est à ce moment que la dimension réelle est phagocytée par l'idéalisation. En d'autres termes, la fonction imaginaire est investie par un sentiment de toute puissance qui assujetti les fonctions réelle et symbolique Cette unique chose, c'est la réalité ultime de la chose à laquelle aucun sujet n'a accès. Arter, c'est l'épée qui tranche. L'art de l'art, c'est l'ultime configuration de la chose et du néant d'où surgit l'être, ce devenir virtuel fait de temps et d'espace, où les formes-illusions trouvent la substance.

Dans les squats d'artistes, les "choses d'art" sont soumises souvent à des actes de destruction signifiants, comme est signifiant l'acte d'occuper des friches, ces ruines contemporaines dont les fonctions furent sacrifiées, et dont le destin ultime est d'être détruites. Ces actes de destruction ne visent pas la chose, mais le sujet ; ils visent là où la reconnaissance est vécue comme une blessure, par laquelle la violence sacrificielle s'instaure. L'objet d'art ne devient symbolique que par le regard du sujet qui accède à cette dimension. Nous étions nombreux à occuper ces friches de toutes sortes, ces ruines, mais très peu d'entre nous ont saisit leur dimension symbolique et agit en conséquence. La majorité occupe ces espaces pour avoir un lieu où habiter, un atelier, puis un lieu d'exposition, pour des œuvres qui restent indépendantes et dissociables du contexte. L'accumulation tous azimuts des œuvres dans un squat, ce remplissage des murs et des espaces, ce n'est pas de l'œuvre globale, même si cet assemblage contextualise les œuvres.

La destruction est une des forces constitutive de l'être humain et de sa société. Elle est inscrite dans le processus de production et s'accomplit dans la consommation. L'homo producteur-destructeur, vaincu, possédé par les forces réactives, devient l'objet de sa création. Il s'aliène, sombre dans le fétichisme, dans l'esclavage, dans l'idolâtrie. Il n'est plus le maître de son destin. Son espoir est ruiné, par le fait de son désinvestissement. Les objets de sa création constitués en système génèrent leur propre destin, en établissant une relation de type symbiotique entre leurs force propres et celles propres aux êtres humains qui les produisent, au point de parasiter l'imagination chez les hommes, en récupérer les œuvres pour les réinjecter dans leurs propres artères. L'imagination et ses œuvres sont récupérées, phagocytées par le système qui les transforme en pubs, en jeux, en spectacles bêtifiants destinés à créer un effet illusoire et à apaiser les tensions produites par les forces réactives de l'être humain. La scène sacrificielle n'est plus du domaine du sacré, elle est profane et banalisée. La fonction symbolique est tarie. L'artiste, celui qui se nomme ainsi pour se distancier du modèle social dominant afin de réagir de manière analytique et critique, et pour échapper à la condition de producteur-consomateur, succombe à la même aliénation. Echouant à faire reconnaître son œuvre, il essaye de faire reconnaître sa personne, dans son rôle social d'artiste, et il échoue encore une fois. La relation squateurs-Palais de Tokyo est signifiante à ce sujet. Le Palais de Tokyo, en s'exposant en ruine, a produit un phénomène spéculaire vis-à-vis des squatteurs, dominés par une relation imaginaire identificatoire, où le symbolique, l'art de l'art, était envoyé aux bas fonds de l'inconscient. Ni le Palais de Tokyo ni les squatteurs n'ont voulu reconnaître cette dimension symbolique. A la place de l'art, l'économicisme a fait signe. Les squatteurs occupent des ruines parce qu'ils ne peuvent pas se payer des ateliers tous neufs, de la même manière que le Palais de Tokyo n'avait pas assez d'argent pour rendre l'endroit clean. La question économique remplace la question artistique. La dialectique du bouc émissaire s'instaure.


SIXIEME POSTULAT : l'art, la vérité, le vrai.


"L'art en quête de vérité comme une visée de l'esprit (dimension métaphysique). L'art en quête de vrai comme une praxis qui vise la réalité elle-même".

Ce postulat conduit à différencier et distancier les idées des constructions imaginaires, les choses de leurs représentations, l'être de l'avoir, pour les relier ensuite, les mettre en relation autour de cet élément symbolique par excellence qu'est la loi. Ce postulat va nous permettre de rétablir de la sorte un pont entre éthique et esthétique. Cela dit, gare aux dogmes. Le mystère, qui permet l'accès à la dimension spirituelle, reste une composante essentielle de la création artistique. Le rien est l'ultime dimension de l'art, là où le maître est sacrifié. Le moi artiste, comme toute illusion, s'évapore, sublime-action. « Il ne s'agit pas de savoir si, quand je parle de moi, je parle de façon conforme à ce que je suis, mais si quand je parle, je suis le même que celui dont je parle » (Lacan).


Luis Pasina, le 18 Mars 2003
Avec la collaboration de Anne-Dominique Boulle